Une table dressée « comme il faut » ? Sûrement pas !
Vous ignorez tout des règles de bienséance à table ? Vous ne savez pas comment mettre le couvert pour Madame la Comtesse, et vous vous en foutez royalement ? Vous avez tort. Non pas de vivre comme vous l’entendez, ni d’abandonner cette vieille bique à ses dîners mondains, mais parce que vous vous privez d’un grand plaisir : celui de savourer à quel point vous ne faites pas les choses comme il faut. Pour enfreindre une règle avec bonheur, encore faut-il la connaître. Voici donc un petit récapitulatif des « bonnes manières » de table à la française, pour vous offrir le délice narquois de ne pas les respecter.
1 : Bien mal préparer sa table
Parmi les instructions désuètes que vous n’allez pas suivre, la position des couverts.
- On pose la fourchette principale à gauche de l’assiette, pointes contre la nappe.
- On pose le couteau principal à droite, tranchant tourné vers l’assiette.
- S’il y a d’autres couverts secondaires, on les dispose de part et d’autre des premiers. Le convive éclairé est censé savoir qu’il doit les utiliser dans l’ordre, de l’extérieur vers l’intérieur, suivant la progression du repas.
- La petite cuiller se pose devant l’assiette, partie bombée tournée vers le haut et dirigée vers la gauche. Elle peut être accompagnée d’un petit couteau et d’une petite fourchette à dessert.
- Sur une table « de bonne tenue », on évite de mettre des porte-couteau. C’est pratique, voire élégant, mais le message adressé à la tablée est catastrophique : leur présence signifie que la maîtresse de maison à l’intention de garder sa nappe propre, dans l’intolérable dessein de s’en resservir. Quelle cradasse !
La disposition des verres répond elle aussi à des règles supposément strictes, dont tout le monde se cogne évidemment :
- On les place de gauche à droite, du plus grand au plus petit, en les alignant en diagonale. D’abord le verre à eau, le plus volumineux. Ensuite le verre à vin rouge, puis le verre à vin blanc (non, ils n’ont pas la même taille, pour une question discutable de « libération des arômes »).
- Le verre de vin rouge se remplit jusqu’à une petite moitié de son contenant.
- On s’arrête au tiers pour le vin blanc, histoire de le garder bien frais.
- Théoriquement, pas de coupe de champagne à table : les bulles sont réservées pour l’apéritif. Si vous vous rebellez, et décidez malgré tout d’en servir à table (ouuuuh !!!), une flûte sera tolérée si elle est posée à l’arrière des autres verres (aaaaaahhh…).
Les assiettes ne sont pas faites pour être jetées par terre en s’enfilant des shots d’Ouzo (si c’est votre délire, allez vous faire voir chez les Grecs !). Elles sont le centre d’un dispositif précis que même le Best-Of de Demis Roussos ne saurait remettre en cause.
- L’assiette principale se place face au convive, à deux centimètres du bord de la table.
- On peut ensuite empiler jusqu’à deux assiettes plus petites au-dessus, avec la même logique que pour les « couverts secondaires » : celle du haut servira en premier.
- Attention à vos choix esthétiques ! Parmi les 180 services dont vous disposez en réserve, choisissez des assiettes unies pour aller sur une nappe bariolée, et vice-versa. Toute faute d’assortiment vous expose à passer pour un(e) gros(sse) plouc.
Les serviettes doivent être de la même étoffe que la nappe, ou présenter au moins une broderie qui rappelle son motif. Pour un déjeuner, on les pose au sommet de la pile d’assiettes. Pour un dîner, on les mettra à droite des rangées de couteaux, pliées en quatre. Pourquoi cette différence de traitement ? Mais parce que ! Le but est de vous pousser à la faute, il n’y a pas de petite occasion.
Les corbeilles à pain se posent au centre de la table, à portée des convives. Pas de petite assiette à pain avec chacun sa tranche : c’est comme ça qu’on fait chez les Anglais. La honte éternelle.
La bouteille de vin ou la carafe à décanter se placent devant le maître de Maison. Rappelons que les femmes ne sont pas censées se servir de vin elles-mêmes, ni même réclamer un petit gorgeon : à ces messieurs de surveiller qu’elles ne sont pas à sec, et d’anticiper leurs désirs. C’est tellement 2024.
2 : Bien mal placer ses invités
La première règle élémentaire, que vous allez devoir suivre malgré tout, consiste à s’assurer que chacun a la place nécessaire pour se mouvoir, jouer de la fourchette et régaler la tablée de ses blagues truculentes (« C’est Madame la Comtesse qui reçoit le curé à déjeuner... »).
La deuxième consiste à s’assurer que chacun dispose sous son nez du même service exactement. Pas de discrimination !
La troisième consiste à effectuer son plan de table pour vexer le maximum de personnes. Discrimination à fond !
Le plan de table sert à honorer certains convives tout en humiliant insidieusement les autres, dans une savante alternance homme / femme. La maîtresse de maison prend à sa droite l’invité masculin qu’elle veut le plus flatter, le deuxième à sa gauche, et le maître de maison, assis à son opposé, fait la même chose avec les dames. Ensuite, on va decrescendo dans l’ordre d’importance des gens, en créant une sorte de hiérarchie désagréable pour tout le monde. En bout de table, on relègue les moins que rien, les sans-grade, et c’est bien fait pour leur gueule. La tradition veut qu’on installe côte à côte les jeunes couples : ça évite qu’un goujat ne fasse du pied à ces innocentes demoiselles. Après un an de mariage ou plus, on peut les séparer : ce n’est plus si grave.
3 : Bien mal respecter les usages
- Pas de politique à table :
- On ne souhaite jamais « bon appétit » à la tablée, car cela risquerait d’inspirer à certains des pensées malvenues, impliquant le processus de digestion et son étape finale. On dit plutôt « ça a l’air délicieux » avec des fleurs dans la voix.
- Si l’on fait partie des convives, on arrive toujours avec 15 minutes de retard sur l’horaire annoncé de l’invitation. Ce « quart d’heure de politesse » permet à la maîtresse de maison de finaliser ses préparatifs sans un malotru dans les pattes qui lui réclame du Ricard.
- Une fois assis, on se tient droit sans toucher le dossier de sa chaise, et on pose toujours les mains (pas les coudes !) sur la table. Chez les Anglais, on met les mains sur ses genoux, mais ces gens sont décidément suspects.
- A table, le couteau ne sert qu’à couper. On ne s’en sert jamais pour pousser. On utilise pour cela une fourchette ou un petit morceau de pain.
- On ne sale jamais son assiette avant d’y avoir goûté. Ce serait dire à la maîtresse maison qu’on ne se fait aucune illusion : son assaisonnement sera nul. - Pas de couteau dans la salade ! Une règle qui ne veut plus rien dire, héritée du temps où la vinaigrette corrodait les couverts en acier.
- Pas de fourchette avec le fromage ! Une règle qui n’a jamais rien voulu dire, juste pour emmerder le monde.
- On ne se ressert jamais de fromage. Ce serait dire à la maîtresse maison qu’on a encore faim (et donc qu’elle nous a mal reçu).
- A la fin du repas, on ne plie pas sa serviette. Ce serait dire à la maîtresse de maison qu’on a l’intention de revenir. A la place, on la balance en tapon à côté de son assiette (après s’être éventuellement mouché dedans), c’est beaucoup plus délicat.
Une fois toutes ces règles assimilées, on est enfin paré à n’en respecter aucune. A nous les frites avec les doigts et le rouge au goulot ! Si Madame la Comtesse passe par là, elle va s’en étrangler. Mais après, on va lui expliquer. On lui dira que c’est pour elle qu’on a fait tout ça. Qu’on a bossé vachement dur pour être aussi mauvais. Pas pour se moquer, non ! Mais parce que nous aussi, on a des choses à lui apprendre. Le plaisir simple d’une tablée foutraque où chacun prend une place au hasard. Le bonheur d’étaler en bordel ses plats, ses planches, ses petits bols trouvés chez Maison du Coin de la Rue, et les remplir de trucs bons à grignoter dans le désordre. La satisfaction de voir tout le monde se marrer en basculant des verres qui ne sont pas dans le manuel. Dans un premier temps, Madame la Comtesse risque de trouver l’épreuve un peu rude. Mais elle n’a qu’à mal se tenir ! On lui poussera la bouteille de rouge pour qu’elle s’en colle une petite lampée. Et quand elle aura cédé, re-cédé, puis re-re-re-cédé, enfin on va la découvrir. C’est elle qui va nous le raconter, ce déjeuner avec le curé. On s’en tient déjà les côtes. C’était une bonne idée de l’inviter. En fait, elle est sympa !
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